Un article publié dans le journal de Montréal, "Le Devoir" sur la nature du tourisme d'aujourd'hui


La guerre tarifaire amorcée par les États-Unis pousse nombre de Québécois à revoir leurs plans de vacances. Beaucoup envisagent l'Europe, mais pourquoi ne pas rester au Québec? Doit-on forcément partir à l'étranger pour se sentir en vacances? Face aux défis environnementaux du tourisme de masse, le sociologue français Rodolphe Christin propose de repenser le voyage dans son livre Peut-on encore voyager?. On lui a parlé.

Pourquoi avons-nous ce réflexe de partir loin pendant nos vacances?
«Partir en vacances» est devenu un acte conformiste, un réflexe conditionné. On n'imagine même plus passer ses vacances chez soi. C'est à se demander si nos conditions de vie quotidienne sont devenues si insupportables qu'on en vient à vouloir partir pour oublier le quotidien. Cette dimension-là a supplanté la découverte du monde. Fut un temps, on partait pour découvrir d'autres sociétés, croyances ou manières de penser.

Aujourd'hui, partir semble être une fuite du réel, jugé trop contraignant et fatigant. Du coup, on cherche refuge dans des espaces touristiques, conçus spécialement pour nous délivrer de toutes contraintes. Des endroits sécuritaires, confortables, accessibles, où tout est facile. Mais ce n'est pas sans impact.


Quels sont les impacts du tourisme?
L'industrie du tourisme a de forts impacts environnementaux. La recherche de rentabilité et de profits exige une artificialisation des lieux. On organise les espaces pour les rendre accueillants pour les visiteurs, qu'on veut toujours plus nombreux. Pour faciliter leurs déplacements, on crée toujours plus d'infrastructures: ports, autoroutes, haltes routières. Sans oublier qu'on utilise des moyens de locomotion qui produisent beaucoup de gaz à effet de serre, comme la voiture ou l'avion. Ce sont 8,8% des émissions de gaz à effet de serre qui sont produites par le tourisme.

Ensuite, il y a des impacts sociaux importants. C'est rendu très cher d'habiter dans les lieux où la fréquentation touristique est forte. Certains sont parfois obligés de partir, et ça crée des conflits entre résidents et visiteurs, comme à Barcelone. On va à l'encontre de cette idée de voyager pour aller à la rencontre de l'autre.


Pensez-vous que le tourisme a tué le voyage?
Oui, parce que le tourisme est devenu une industrie. Les lieux sont organisés pour vous accueillir et vous amener, tous, à tel ou tel endroit. Ensuite, chaque minute, chaque semaine de vacances doit être rentabilisée, comme le temps professionnel. Du coup, ce voyage facile est davantage un voyage de conformité sociale que de découverte et de mise à l'épreuve de soi. C'était ça, le voyage, avant les années 1960: on partait pour se déconditionner d'une société très consumériste, pour se frotter au monde et se transformer. La mise à l'épreuve de soi n'est plus une motivation du départ. Aujourd'hui, on voyage pour retrouver des lieux qu'on a vus sur Instagram et pour publier cette même photo.

En fait, plus c'est facile de se déplacer, plus c'est difficile de voyager, car on se retrouve en réalité dans des endroits spécialisés pour accueillir des touristes qui restent entre eux. Ce que vous voyez, consommez, faites, où vous dormez, tout est produit pour vous. L'expérience du voyage s'en trouve banalisée. Et c'est difficile de se sortir de ces réseaux-là, car ils sont partout maintenant.


Peut-on encore voyager?
Il faut arrêter de vouloir partir dès qu'on a quelques jours de congé. Il faut retrouver du plaisir à proximité, redécouvrir nos lieux de vie. Ça ne veut pas dire être casanier non plus, mais il faut voyager moins souvent, plus longtemps et favoriser des moyens de locomotion moins destructeurs pour l'environnement. Le voyage, c'est rechercher la convivialité, le rapport à la nature et aux autres, sans passer par des agences, en se débrouillant pour rester à l'écart de l'industrie touristique. En s'immergeant plus en profondeur dans la vie locale, on vivra des choses plus intenses. Le voyage doit redevenir une expérience exceptionnelle, quelque chose qu'on ne fait pas chaque week-end. Le voyage devrait marquer nos existences et nos mémoires, mériter qu'on y consacre du temps, de l'énergie.

Avec les enjeux climatiques, on entre dans un monde où les mesures d'urgence — comme l'interdiction de sortir du territoire durant la crise de la COVID-19 — risquent de se multiplier. Si on n'est pas capable aujourd'hui de briser ce réflexe systématique du départ en vacances, peut-être qu'un jour, on ne pourra plus le faire librement à cause de contraintes extérieures.


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Jean-Michel Deleneuville

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